Actualité

Frédéric Giuli : « Avec les dirigeants d’entreprises, j’ai des conversations qui auraient été inimaginables il y a trois ans »

À la fois jeu de société, atelier d’intelligence collective et formation théorique accélérée, la Fresque du climat propose depuis 2018 une méthode originale pour aborder les grands enjeux de la transition écologique. De plus en plus d’entreprises la proposent à leurs salariés. Interview avec Frédéric Giuli, membre fondateur de la Fresque du climat et fondateur de Caristeo, extraite du cahier spécial "Crise et transition écologiques : quels impacts sur le travail ?" du rapport d'activité 2022 de l'Unédic.

7 avril 2023

Avant de participer à la création de la Fresque du climat, vous n'étiez pas particulièrement engagé sur les questions écologiques. Qu'est-ce qui vous a fait changer ?

Frédéric Giuli. J'ai travaillé pendant 20 ans dans un grand cabinet de conseil, avec une spécialisation dans l'industrie aéronautique. Je passais mon temps dans des avions, d'une mission à l'autre ! J'étais loin de ces questions : je ne viens pas du monde associatif et je n'avais pas de culture environnementale. Jusqu'aux années 2010, je considérais que le climat n'était pas mon sujet. Et puis je suis passé par plusieurs étapes. Le premier moment d'étonnement a été de découvrir que la connaissance scientifique était parfaitement accessible. J'ai alors réalisé que j'étais à côté de la plaque sur ces sujets : je vivais dans l'illusion d'un cadre de confort éternel, et j'étais loin de comprendre les ordres de grandeurs, la gravité et l'urgence de la situation. Et puis, en 2016, au moment de la naissance de ma première fille, j'ai eu un déclic : alors que jusque-là je me contentais d'accumuler de la connaissance sans changer de mode de vie, j'ai alors décidé de me consacrer totalement à ces questions. En 2018, j'ai rencontré Cédric Ringenbach, l'auteur de la Fresque du climat. On a eu l'occasion de faire une première animation avec 1000 personnes dans une grande université. Quelques mois plus tard, nous créions l'association.

Travaux scientifiques, livres, films… Les sources qui traitent du changement climatique sont abondantes. Qu'apporte la Fresque du climat ?

La Fresque du climat est complémentaire des autres sources. Son apport, c'est une approche collaborative. On ne progresse pas de la même façon quand on reçoit une information, seul, ou quand on l'appréhende en équipe. Pour relier les 42 cartes du jeu en allant des causes vers les conséquences, chacun apporte son bout de connaissance, ses doutes, ses interrogations. L'expérience serait évidemment très différente si l'on tentait de décrire les 42 mêmes concepts avec une présentation de 42 diapositives… Avec la Fresque, on s'approprie les choses par l'action.

"Des moments de bascule"

Êtes-vous parfois confronté à de l'hostilité de la part des participants ?

C'est très, très rare, mais ça arrive. Ce qui se passe dans un moment comme ça, c'est l'opposé de l'indifférence : on touche une corde sensible. Parce ce que la personne s'est sentie jugée dans son comportement. Ces moments sont souvent passionnants, parce qu'on met au jour des conflits de valeurs. Dans la deuxième partie de l'atelier, un moment est dédié à l'échange et à la recherche de solutions. A charge pour l'animateur d'utiliser cette matière, et de conduire les participants à mettre des mots sur leurs émotions. Et le dialogue qui s'instaure alors soulève des questions fondamentales. C'est là qu'il peut y avoir des moments de bascule pour les participants.

Nous avons une très forte demande de la part des entreprises, mais aussi de la fonction publique

Frédéric Giuli - Membre fondateur de la Fresque du climat

Comment éviter que la Fresque du climat ne soit victime de son succès, par exemple en devenant une sorte d'alibi pour les entreprises ou les organisations qui la mettent en avant ?

Nous avons une très forte demande de la part des entreprises, mais aussi de la fonction publique, des collectivités locales. Nous devons nous demander jusqu'à quel point cela sert notre cause et à partir de quand nous sommes instrumentalisés. Quand on fait une fresque dans une entreprise, entendons-nous bien : ça ne dérange personne. Tout le monde est d'accord pour acculturer les dirigeants et les collaborateurs aux enjeux de la transition écologique, personne n'a de souci avec la pédagogie. Nous-mêmes, nous sommes convaincus que c'est un passage obligé. Mais ça n'est pas suffisant, certainement pas. Une entreprise qui sollicite la Fresque du climat doit tout de suite penser à ce qui va se passer après. Ça veut dire mesurer son bilan carbone, avoir une feuille de route pour réduire ses émissions et repenser son modèle d'affaires. Il ne faut pas que la Fresque devienne un vecteur de communication, sans quoi ça contribue au « greenwashing » : on véhicule des actions qui, même si elles sont bien réelles, sont négligeables par rapport à l'ordre de grandeur des destructions causées par l'entreprise. Face à ce risque, nous avons décidé de valoriser les entreprises qui respectent l'esprit de la Fresque en leur permettant de solliciter un label. Celui-ci vérifie que les principes sont respectés et qu'au-delà de la pédagogie, l'entreprise se transforme pour s'aligner avec les trajectoires imposées par la science.

p42 - Unedic_13122022-A.Detienne_036-2000.jpg

Essayez-vous de faire en sorte que la Fresque du climat ne s'adresse pas seulement à des cadres et des ingénieurs ?

C'est pour nous une priorité. Nous avons constaté que, tant en ce qui concerne les participants que les animateurs, nous touchons d'abord des populations diplômées, beaucoup de cadres. Et pourtant, le sujet est universel et l'impact social du changement climatique est très important, en particulier pour les populations les moins favorisées. La Fresque doit contribuer à la transformation de la société, et cela ne peut se faire que par la bascule d'une masse populaire vers une prise de conscience. Nous travaillons donc à trouver des médiateurs qui puissent atteindre des populations que nous touchons peu actuellement. Et nous réfléchissons aussi à une adaptation de la Fresque elle-même, pour sensibiliser des publics plus larges, en insistant par exemple sur les conséquences concrètes de la crise climatique. En outre, nous avions commencé à travailler à un plan de déploiement auprès des personnes incarcérées en centre de détention, avant de voir ce projet percuté par la pandémie de Covid-19.

"La compétence d'animateur de la Fresque du climat est reconnue sur le marché du travail"

Pour porter ses fruits, la prise de conscience à laquelle vous œuvrez doit être rapide et massive. Ne craignez-vous pas que la superposition d’autres crises -pandémie, guerre en Ukraine…- détourne de l’enjeu écologique ?

Nous vivons une période passionnante, une période charnière. Il devient de plus en plus compliqué d’ignorer les enjeux. Mais on reste dans la contradiction d’un modèle économique fondé sur la croissance des flux physiques, qu’il s’agisse des échanges, des transports, des extractions de matières. Face à la guerre en Ukraine, nous avons collectivement pris le chemin de la sobriété. Le risque, c’est de ne voir là qu’une crise passagère, au terme de laquelle on pourrait reprendre comme avant. La crise climatique, elle, ne s’arrêtera pas. Il y a des phénomènes encourageants, cependant : par exemple, lorsque l’on voit 80 dirigeants d’entreprises appeler à passer d’une sobriété d’urgence subie à une sobriété organisée (dans une tribune publiée par « Le Journal du Dimanche » à l’été 2022, ndr). Pour ma part, je côtoie beaucoup de dirigeants d’entreprises parmi les grands groupes et je commence à avoir avec eux des conversations qui auraient été inimaginables il y a trois ans seulement. On ne pouvait alors pas parler de décroissance des flux physiques. Aujourd’hui, pourtant, certains acceptent d’en parler. Comment créer de la valeur économique sans augmenter les flux physiques, voire en les réduisant ? La réflexion s’installe.

Quels sont les prochains objectifs pour la Fresque du climat ?

L’enjeu n’est plus le nombre de personnes qu’on sensibilise, mais la qualité de ce que l’on propose. Les animateurs de la Fresque du climat sont la clé du pouvoir transformationnel de cet outil. Notre prochain objectif, c’est un million d’animateurs, qui vont être en capacité d’utiliser la Fresque pour transformer les gens autour d’eux. Nous faisons déjà en sorte de reconnaître le savoir-faire des animateurs, avec un système de grade par ceintures de couleur, comme au judo. De plus en plus, la compétence d’animateur de la Fresque du climat est reconnue sur le marché du travail, les gens l’indiquent sur leur CV. Enfin, l’autre axe de développement est l’international : on voudrait que d’autres cultures puissent s’approprier la démarche de la Fresque.

Espace presse

Consultez notre espace dédié aux journalistes.

Explorer l'espace presse
Contact presse
Pour toute question, n’hésitez pas à contacter nos équipes.