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Les entreprises face au choc de la transition écologique

La neutralité carbone est un objectif aussi complexe à atteindre que nécessaire. Des pistes existent. (article extrait du dossier « crise et transition écologiques : quels impacts sur le travail ?» du rapport d'activité 2022 de l'Unédic)

5 avril 2023

Le dernier triomphe industriel de Thomas Huriez ne paie pas de mine : quelques millimètres de fil d’aluminium, emboutis pour former un bouton. Cette modeste pièce de métal était pourtant l’un des défis à relever pour le patron de la marque de jeans « made in France » 1083. Depuis plusieurs décennies, pas un bouton de jean n’est fabriqué en France. Balayé avec l’effondrement de l’industrie textile, ce savoir-faire se trouvait en Italie ou en Allemagne. Insatisfaisant pour le jeune dirigeant, qui a fait de la proximité la clé de sa démarche, initiée en 2013. Depuis cinq ans, 1083 a donc travaillé avec deux entreprises drômoises, Vallgrip et Ugigrip, spécialisées dans… la production de clous de pneus. « Nous ne sommes pas partis des process habituels, mais de ce qu’on a sur le terrain. Cela a pris des années, ce qui illustre les vertus de la constance », constate Thomas Huriez. Le résultat : des boutons français pour des jeans français, et pour 1083, un circuit de production plus court.

Notre devoir, c’est de vendre un minimum de jeans à un maximum de gens

Thomas Huriez - Fondateur de 1083

Polluant à produire, surconsommé et massivement importé : avec 60 à 70 millions de pièces vendues chaque année en France, le jeans est emblématique des enjeux écologiques et de réindustrialisation. Fabriquer mieux et moins de jeans près des lieux où ils sont achetés aurait de multiples vertus. Et pourtant le « made in France » ne représente qu’une goutte d’eau dans l’océan des ventes : 100 000 pièces, dont 50 000 de la marque 1083. L’entreprise née à Romans-sur-Isère n’a pas pour objectif de produire des millions de pantalons, mais, comme l’explique son fondateur Thomas Huriez, de « vendre un minimum de jeans à un maximum de gens ». Peu de publicités, pas de soldes et l’obsession de la proximité : « c’est la condition d’une “perma-industrie”, d’une économie circulaire simple et à notre portée. C’est aussi la clé des créations d’emploi et de la fabrication de produits de qualité », assure Thomas Huriez.

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Le jeans est une illustration parfaite de l’étirement des chaînes de valeur de l’industrie textile ces dernières décennies. « Les fibres synthétiques sont fabriquées au Japon, elles sont filées en Chine, les vêtements sont assemblés dans des pays à bas coût comme le Bangladesh, puis vendus sur les marchés occidentaux, et finissent en Afrique dans des décharges. Le bilan de tout cela : 1 % seulement des fibres sont recyclées pour en faire à nouveau des fibres. Un véritable recyclage ne peut s’envisager que dans des boucles locales, près du consommateur final », rappelle Thierry Hanau, expert industrie chez négaWatt, une association qui a produit un scénario détaillé pour une décarbonation de l’économie française en 2050.

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L’ampleur du basculement esquissé pour le textile n’est pas un exemple isolé. La transition écologique va exiger une transformation en profondeur des modes de production, un sujet qu’explore l’association The Shift Project dans son Plan de transformation de l’économie française. Publié en 2022, ce Plan imagine une France bas carbone en 2050, en partant des limites physiques à l’exploitation de la planète Terre qui demeurent indépassables. Dans cette perspective, le Shift Project anticipe environ 300 000 créations d’emploi nettes en France d’ici 2050. Mais « le voyage ne serait pas de tout repos », avertit Yannick Saleman, chef de projet emploi et politique industrielle au sein de l’association. « Ce qui va avoir des conséquences pour les gens, ce sont les mouvements. Ce solde de 300 000 emplois est le résultat de 800 000 destructions d’emplois, contrebalancées par 1 100 000 créations. »

Des secteurs entiers bousculés

Tous les secteurs ne sont pas égaux face à la transition écologique. Certains ont pris de l’avance, en particulier sous la pression de réglementations contraignantes : c’est le cas du bâtiment, estime Yannick Saleman, qui note toutefois que la réduction des volumes construits demeure incontournable. Dans l’agriculture, les besoins sont immenses : 500 000 emplois supplémentaires selon le Shift Project, ce qui ramènerait le secteur à son niveau des années 1990. D’autres activités seront fortement bousculées, détaille un rapport produit avec l’appui du ministère du Travail par l’Observatoire Compétences Industries, rattaché à l’opérateur de compétences OPCO 2i. La branche professionnelle de la chimie, par exemple, sera impactée par tous les axes de la transition écologique, et pas seulement la question énergétique. L’automobile, bien sûr, devra aussi se réinventer, avec des conséquences pour l’emploi. « Bien sûr que l’industrie automobile survivra en France ! prédit Thierry Hanau. Dans notre scénario, on prévoit une consommation de véhicules neufs de 1,2 million au lieu de 2 millions actuellement. Rappelons qu’on ne produit que 1,4 million de véhicules en France et qu’on en importe beaucoup. »

Bouleversement culturel

Un bouleversement culturel devra se produire dans les entreprises, auprès des dirigeants comme des salariés, pour qu’aboutisse la transition écologique. La question des compétences est ici centrale. Contrairement aux idées reçues, il ne faut s’attendre ni à « l’émergence massive de nouveaux métiers », ni « à une vaste disparition de ceux qui seraient devenus obsolètes », considère Fabien Boisbras, responsable observatoire OPCO 2i. Reste que l’évolution sera parfois radicale. La fonction « achats », par exemple, pourrait être particulièrement concernée. « L’acheteur devra non seulement concourir à sourcer des produits intermédiaires ou des matières premières différents, mais il faudra aussi qu’il incite les sous-traitants historiques de son entreprise à devenir eux-mêmes plus vertueux. Le critère coût serait alors peut-être moins prédominant, ce qui serait un changement de paradigme », indique Fabien Boisbras. Il ajoute que tous les salariés auront à prendre leur part de ce changement d’état d’esprit : « Il ne s’agit pas seulement de convaincre les ingénieurs. Les ouvriers, les employés et les techniciens s’interrogent eux aussi sur les impacts de l’activité de leur entreprise. Il faudra nécessairement embarquer les collaborateurs pour rendre des process de fabrication plus vertueux et donner du sens à l’acte de production. C’est un facteur d’épanouissement au travail et d’attractivité. »

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Les tensions d’approvisionnement, les difficultés de recrutement ou encore la crise énergétique alimentée par la guerre en Ukraine ont percuté de plein fouet les entreprises. L’Association française des entreprises privées (Afep) a beau partager le constat d’une prise de conscience climatique qui s’accélère au sein des entreprises, elle avertit sur la rudesse du contexte économique et géopolitique. « Sur les questions d’emploi, nous sommes encore dans le brouillard de la crise. Actuellement, les entreprises nous font part d’inquiétudes immédiates : des pénuries de main d’œuvre, des tensions sociales fortes, un absentéisme encore important… Dans ce contexte, les problématiques de transition peuvent sembler encore trop lointaines », juge-t-on à l’Afep. Même Thomas Huriez, le patron de 1083, identifie la question énergétique comme une menace pour son jeans français. Cependant, ces préoccupations ne doivent pas masquer que d’autres problématiques relatives à la transition écologique sont centrales pour les entreprises de plus petite taille. « Les sujets les plus relayés dans les médias sont principalement en lien avec les problématiques des plus grandes entreprises. Ceux du moment sont l’énergie, l’approvisionnement en matières premières… Néanmoins, nous avons pu identifier via une enquête dédiée que, pour les petites entreprises, les déchets sont un enjeu prioritaire. Il ne faut pas oublier qu’une majorité d’entreprises industrielles sont des petites ou des très petites entreprises. Les grandes entreprises se sont déjà emparées de la question de la gestion des déchets depuis longtemps, mais les TPE-PME doivent être accompagnées sur ce sujet. La question prend encore plus de poids dans le cadre de la transition écologique », relève Fabien Boisbras.

En outre, la crise actuelle est aussi un facteur d’accélération qui peut être bénéfique à la transition. Laurence Breton-Kueny, vice-présidente de l’Association nationale des DRH (ANDRH) et directrice des ressources humaines du groupe Afnor, note que les démarches de sobriété énergétique ont donné lieu à des échanges fructueux avec les salariés et que l’engagement écologique devient « un atout pour la marque employeur ». « Expliquer un plan de sobriété énergétique et les actions concrètes à mener est beaucoup plus parlant pour les salariés que certaines notions présentées dans le cadre de la Responsabilité sociétale des entreprises (RSE). On doit expliquer comment les bâtiments sont chauffés, quelles sont les sources d’énergie utilisées pour le chaud et le froid... Cela oblige à animer la démarche. Et réaliser des économies d’énergie -malgré une croissance du coût de nos factures- mobilise et peut rendre fiers les collaborateurs », constate-t-elle. Elle souligne que les partenaires sociaux ont un rôle à jouer jusque dans les entreprises, où les comités sociaux et économiques (CSE) sont, depuis la loi « Climat et résilience », appelés à se saisir des enjeux écologiques. Yannick Saleman va encore plus loin : pour l’expert du Shift Project, les partenaires sociaux ont dans la transition écologique « une place absolument essentielle : l’ampleur de la transformation à mener exige des solutions négociées à tous les niveaux, sur une base démocratique mais aussi dans un cadre énergie-climat clair et systémique ».

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