Le travail et la parentalité ne font pas toujours bon ménage. L’enquête « Le travail en transitions » de l’Unédic, réalisée par le cabinet Elabe, en témoigne : près de deux tiers des actifs considèrent qu’avoir un enfant ou même simplement en exprimer le désir au sein de son entreprise peut nuire à une carrière professionnelle. Parmi les 29 % d’actifs qui indiquent avoir retardé ou envisagé de retarder un projet d’enfant, les motifs professionnels sont les premiers cités, devant les raisons financières. « On m’a bien fait comprendre dans mon métier que le projet bébé était un frein à ma carrière », raconte l’une des personnes interrogées. « J'étais en CDD et je craignais de ne pas obtenir mon CDI si je tombais enceinte », explique une autre.
Les constats des actifs d’aujourd’hui s’inscrivent dans des tendances de long terme, qui ont profondément bouleversé la société française. Ainsi, l’enquête « Le travail en transitions » livre-t-elle une photographie à un moment donné, un instantané des perceptions relatives aux rapports entre vie professionnelle et parentalité. Les statistiques de la démographie française permettent, elles, d’entrevoir un film plus complet.
Un indicateur est particulièrement révélateur : l’âge moyen des mères à la naissance de leur premier enfant a reculé, de 24,1 ans en 1975 à 29,1 ans en 2022.
« Une conjonction de facteurs contribuent au report du premier enfant. Ce phénomène est lié au prolongement des études, aux transformations du marché du travail (les femmes y participent plus qu’il y a 50 ans), à la contraception. Il y a aussi des évolutions culturelles : la vie de couple a évolué, avec plus de séparations aujourd’hui. Les aspirations des jeunes ont aussi changé : on préfère d’abord vivre sa vie sans endosser trop tôt des statuts sociaux engageants comme peut l’être la parentalité, et de fait, on commence à constituer une famille plus tardivement et de taille plus réduite que par le passé », souligne Marie-Caroline Compans, post-doctorante en démographie à l’Institut national d’études démographiques (Ined).
Dans ce contexte, la stabilité de l’emploi peut être perçue comme un prérequis à la parentalité. La conjoncture économique globale joue aussi un rôle. « Les contextes économiques incertains ont une forte influence sur les intentions de fécondité, et même sur le fait d’avoir effectivement des enfants », rappelle Marie-Caroline Compans.
Des différences entre hommes et femmes qui structurent les perceptions
Parmi les personnes interrogées par Elabe, les femmes actives sont plus nombreuses que les hommes à estimer qu'avoir un enfant peut nuire à une carrière professionnelle (66 %, + 4 points). Elles sont aussi plus nombreuses à déclarer avoir effectivement retardé un projet d’enfant (19 %, + 5 points).
La manière dont les rôles de mère et de père sont perçus dépend fortement du contexte culturel. En France, « le modèle de la mère qui travaille est très répandu », avec un retour au travail plus fréquent et plus rapide après une naissance qu’en Allemagne, rappelle Marie-Caroline Compans. La forte participation des femmes au marché du travail en France se heurte à une norme sociale de plus en plus prévalente exigeant des mères qu’elles pratiquent une « maternité intensive » en consacrant beaucoup de temps à leur enfant, constate la chercheuse. Alors que le nombre de couples dont les deux membres sont actifs a augmenté, elle pointe cependant la persistance d’une « perception traditionnelle selon laquelle l’homme est pourvoyeur du revenu, tandis que la femme est pourvoyeuse de soins ». « Cela se voit de façon frappante pour les groupes peu diplômés au sein desquels les hommes sont plus souvent célibataires et plus souvent sans enfant que les femmes », illustre-t-elle.
Aux injonctions contradictoires adressées aux mères s’ajoute l’évolution encore lente de la sphère privée, elle aussi conditionnée culturellement : « La France reste beaucoup plus inégalitaire que les pays nordiques en termes d’égalité de genre dans la sphère domestique, malgré de relativement bons résultats dans la sphère professionnelle », écrit la sociologue Estelle Herbaut dans le chapitre qu’elle consacre à « l’implication des pères dans la sphère familiale » dans « Enfanter. Natalité, démographie et politiques publiques », un récent ouvrage de la Fondation pour les sciences sociales sous la direction de l’économiste Claudia Senik.
A partir de l’enquête Elfe (Etude longitudinale française depuis l’enfance), qui suit un échantillon représentatif d’enfants nés en 2011 en France métropolitaine, le travail d’Estelle Herbaut montre notamment que « l’implication paternelle est sélective et plus importante dans la sphère ludique ». En outre, « le niveau d’implication paternelle est fortement influencé par le type d’emploi de la mère et les tâches domestiques et parentales apparaissent plus souvent partagées quand la mère a un emploi de cadre ».
Des attentes fortes vis-à-vis des employeurs
Face aux difficultés à conjuguer travail et parentalité, les actifs expriment des attentes vis-à-vis des employeurs. Autour de 9 sur 10 se déclarent favorables à des mesures « pour accompagner les salariés qui ont des projets d’enfant » : services de garde d’enfants, possibilité de fractionner ou d’aménager les congés parentaux, accès facilité au télétravail. A ces aménagements, les femmes se montrent plus favorables encore que les hommes, selon l’enquête « Le travail en transitions ».
A l’heure où les parentalités tardives deviennent plus fréquentes, certains enjeux spécifiques pourraient être pris en compte, estime Marie-Caroline Compans. « L’infertilité est plus répandue à partir de la moitié de la trentaine. Il peut être compliqué d’accéder à des traitements et de les articuler avec la vie professionnelle. De même pour les fausses couches, dont le risque augmente avec l’âge : des travaux scientifiques [1] [2] mettent en lumière comment cette épreuve, qui peut être accompagnée d’une forme de deuil, peut entrer en conflit avec la vie professionnelle (même s’il existe en France depuis le 1er janvier 2024 un congé maladie sans jour de carence en cas de fausse couche). »

Les femmes plébiscitent, plus encore que les hommes, des aménagements de la part des employeurs facilitant la vie des jeunes parents. Crédit : mammamaart / Getty Images
Anthony Contat, membre du bureau national de l’Association nationale des DRH (directeurs ou directrices des ressources humaines) et président de l’ANDRH Rhône et Ain, estime que face à ces attentes, les DRH doivent « accompagner les mentalités ». Selon lui, certaines représentations demeurent ancrées chez les managers et les dirigeants d’entreprise, qui voient le fait d'avoir un enfant comme pouvant entraver la carrière professionnelle. « On avance assez lentement sur le sujet de la parentalité », juge-t-il. Les salariés, eux, expriment « une attente globale de flexibilité », constate Anthony Contat. « L’entreprise doit être en capacité d’individualiser un minimum le temps de travail et l’organisation du travail. Il y a un tel niveau de contraintes avec l’arrivée d’un enfant au sein d’un couple qu’il faut proposer, au sein des entreprises, des solutions à tiroir, en particulier pour les femmes, qui sont les plus confrontées à des difficultés et qui risquent d’être bloquées dans leur carrière. Nous avons intérêt à prendre en compte ces sujets parce que nous voulons conserver nos salariés et parce qu’il existe toujours des difficultés de recrutement. »
L’anxiété face à l’état du monde incite certains actifs à reporter leurs projets d’enfant
Les actifs âgés de 18 à 39 ans sont 40 % à avoir reporté ou envisagé de reporter un projet d’enfant, 11 points de plus que pour l’ensemble des actifs interrogés dans l’enquête « Le travail en transitions ». Dans le débat public, des voix revendiquent de renoncer à leur projet d’enfant, notamment par crainte d’un avenir assombri par la crise climatique ou par des considérations géopolitiques, un motif également invoqué par 5 % des actifs interrogés par Elabe qui ont reporté ou envisagé de reporter un projet d’enfant.
Cela ne signifie pas pour autant que les évolutions constatées sur le plan démographique – baisse de la fécondité, âge plus tardif du premier enfant - traduisent une bascule vers une infécondité volontaire massive : « Les travaux scientifiques montrent qu’il existe toujours un écart entre les intentions de fécondité et les intentions réalisées : les gens ont moins d’enfants que ce qu’ils voudraient, notamment parce qu’ils reportent leurs projets d’enfants », pointe Marie-Caroline Compans. « Environ 5 % des personnes en couple et en âge de procréer déclarent ne pas vouloir d’enfant. Mais ce chiffre est une photographie à une période donnée, et la part des personnes qui disent de façon constante au cours de leur vie qu’elles ne veulent pas d’enfants est certainement plus faible. Par ailleurs, il ne semble pas y avoir une augmentation de cette infécondité volontaire au cours du temps ».